Un milieu de vendredi un peu grisonnant, le manque d'envie de rentrer chez soi, plutôt en profiter encore un peu ... Bref, les autres et moi venons de finir les cours. Il est tout juste seize heures et on s'attarde sur le campus. Les uns fument, les autres boivent une boisson chaude prise au distributeur et certains font les deux en même temps. Je suis de ceux là. Ma mère n'a jamais vraiment aimé l'idée que je fume. En tant qu'ancienne fumeuse, elle affirme que c'est nul et que ça sert à rien à part te détruire la santé. Seulement, en tant qu'ancienne fumeuse, elle est mal placée pour me faire la morale. Du coup ça fait longtemps qu'elle a abandonné l'idée de me faire arrêter, ce qui d'ailleurs me rend vraiment service. Elle préfère "me laisser découvrir les méfaits de la cigarette" tout seul, dit elle. La blague, mais qui sait, peut-être qu'un jour ... Arrêter de fumer ça me semble assez inenvisageable pour le moment, même si je suis sérieux quand je vous dis que je fume beaucoup moins qu'avant. Par contre le café ... ma consommation peut paraître affolante pour certaines personnes. Peu importe. A la fin des cours, on s'est posés un peu dehors pour parler des prof, de la journée, des prochaines soirées ... blabla et blabla. Choses habituelles et parfois sans intérêt. Souvent sans intérêt. Mais disons que ça fait du bien parfois de parler sans se prendre la tête. Et puis c'est mes potes, certains datent de ma fameuse époque sombre du lycée. Certes on s'est tous (plus ou moins) calmés aujourd'hui mais on a tous changés et .... Pourquoi je vous raconte ma vie déjà ?

Roman a proposé d'aller poursuivre tout ça dans un bar et tout le monde a accepté. Hochement de tête de ma part, ce qui n'a pas échappé à mon cousin. Depuis la fameuse soirée, il m'observe du coin de l'oeil, comme s'il craignait je sais pas quoi. Je lui en ai parlé de ce qu'il s'est passé. Bien sûr que je lui en ai parlé. De toute façon il a vite deviné qu'il y avait quelque chose depuis ce fameux moment où il m'a tiré par le bras vers les escaliers. Ile me connaît très bien mais c'est aussi la preuve que toute cette histoire me met la tête à l'envers plus que je ne veux l'admettre. Il est le seul avec qui j'ai pu en parler, avec qui les mots ont pu sortir naturellement sans avoir ... honte. On sort du campus et comme l'établissement qu'il a en tête n'est pas trop loin, on y va à pieds. Il est à la limite de pleuvoir mais on y va à pieds oui, ne cherchez pas la logique. Quand il s'agit de mon cousin, où est la logique ? Alors que nous nous mettons en marche, Roman passe un bras autour de mes épaules histoire de me faire revenir parmi eux. « Allez mec ! Au moins essaie d'avoir l'air content d'être là ! » me dit-il d'un air faussement sévère. Je lève les yeux au ciel et m'écarte de lui pour enlever son bras. « Mais je suis content ... intérieurement mais je le suis. » ai-je répondu pour qu'il me lâche, au sens propre comme au figuré apparemment. Il a haussé un sourcil et m'a poussé, comme quand on était ado. J'ai fait une déviation vers la droite, manquant de me prendre un poteau avant de revenir dans le bonne axe. Roman a réussi sa mission puisque j'ai tout de même souri. Mais pourtant c'était vrai quand je disais que oui, être là ne me dérange pas, au contraire. Être avec Roman et les autres me donnent moins le temps de penser, ce qui est une aubaine en ce moment parce que quand je suis tout seul ... je vous laisse deviner à qui je pense.

Quelques minutes de marche, de parlottes et de rires plus tard, Roman a poussé la porte d'un bar restaurant sur Westerly Square. L'établissement n'étant pas vraiment rempli à une telle heure, on a repéré une grande table dans le fond. On est huit en tout. Les gars répètent à tel point ils ont faim, Ciera qu'elle veut quelque chose mais qu'elle ne sait pas quoi et moi ... moi dans tout ça on ne peut pas vraiment dire que j'ai faim. Je sais plus trop en fait. J'ai pris une longue respiration et me mêler réellement à la discussion. Je suis plus fort que ça, je ne peux pas me laisser avoir par cette ... fille, cette ange, peu importe, que je ne reverrais peut-être plus jamais. Alors j'ai un peu de mal mais à force je réussis à rire aux mauvaises blagues de Roman sans me forcer, pendant que nous attendons que quelqu'un vienne prendre notre commande.

Plus je pense à tout ça, plus ça m'embrouille la tête. Alors logiquement, j'essaie de ne pas y penser mais c'est là qu'est toute la difficulté de la tâche, voire l'impossibilité. Mais j'ai toujours été doué pour faire semblant, pour faire croire que les choses ne me touchent pas. Donc voilà, autant se laisser porter par l'ambiance de la bande, c'est la meilleure chose qu'il y a à faire de toute façon. Parce que cette fille, cette Ange, je ne sais rien d'elle ... Je me suis présenté, j'ai fait tomber le masque mais mauvais timing. Et elle a disparu. Je me sens très con, franchement très con. Ce soir là, enfin cette nuit là, c'est comme si j'avais été une autre personne, le genre de mec que je ne suis jamais normalement, en tout cas, pas avec une fille. Déjà, je peux vous assurer qu'à ce niveau, je me comporte mieux qu'avant. Avant mon overdose je veux dire. Oui parce qu'entre cette période et aujourd'hui, y a vraiment pas photo. Si certains pensent le contraire, c'est qu'ils ne m'ont pas connu avant. Ce que je veux dire par là, c'est que normalement, je ne suis pas le genre à avoir une fille dans la tête, à être perturbé en permanence ... Je dis pas que je couche avec et que je les oublie ensuite en un claquement de doigts, faut pas exagérer même si à une période c'était ça. Et puis en plus j'étais défoncé alors ça arrange rien. Peu importe, pourquoi je vous raconte ça ? Ah oui, tout ça pour dire que je vais parfaitement bien, faut juste que j'arrive à me sortir la soirée de la tête. Il le faut, même si j'en ai aucune envie. C'est juste que je me suis senti différent pendant ces minutes passées avec elle. Une autre personne que je ne connaissais pas, ou plus et dans un sens ça fait peur ... Okay, ta gueule Roméo, arrête de penser à cette histoire.

On est donc arrivés dans un bar-restaurant qui se trouve pas très loin du campus. A force, j'arrive à me mettre dans l'ambiance de cette sortie en groupe après les cours. Faut dire que Roman aide pas mal à force de dire des conneries. Il exagère sa prononciation avec un accent russe à couper au couteau. Mon cousin est ici depuis un an déjà et il s'est totalement habitué à sa nouvelle vie ici mais bien sûr, son accent est toujours là. Moi vu que je suis arrivé ici à cinq ans ça va, j'ai la chance de pouvoir passer pour un américain et un russe vu que je n'ai pas d'accent. Et puis j'ai la double nationalité vous me direz ... On s'en fout. Nous nous sommes installés depuis quelques minutes déjà quand quelqu'un arrive. « Qu’est-ce que je vous sers ? » demande la serveuse. Je connais cette voix ... Tout de suite, je relève la tête. Ah oui c'est vrai, Sage Hastings-Belson travaille ici. Roman et moi échangeons un regard amusé par la coïncidence, même si à vrai dire, mon cousin semble beaucoup plus amusé que moi. C'est simple, ma famille et la sienne se détestent. Elle me déteste aussi et comme ça, tout le monde est content. Je la regarde, elle semble mal à l'aise, à un tel point que ça me ferait presque sourire. Roman jette un coup d'oeil circulaire à notre table. On sait déjà ce qu'on va prendre et il cherche à voir si personne n'a changé d'avis. « Pour nous ça sera un pepsi, un diabolo menthe, un ice-tea, trois cafés, un cappucino vanille et une bière ... S'il vous plaît. » a-t-il fait avec un large sourire un peu trop exagéré à la fin. Il sait très bien qui elle est. Cette histoire de guerre l'amuse plutôt pas mal même s'il reste plutôt correct la plupart du temps. Disons qu'il ne cherche pas les emmerde, à part quand il en a envie. J'ai un rictus et lève les yeux au ciel tandis que les autres sourient à leur tour, sachant très bien aussi qui est notre serveuse. Je ne dis rien. Depuis quelques temps, croiser Sage est devenu quelque chose d'étrange. Soudain, mon estomac m'a empêché d'aller plus loin dans mes pensées. « T'aurais pas une tarte ou un gâteau en plus ? » ai-je fait en posant les yeux sur elle. Peu importe quel genre, quand j'ai faim je suis pas très difficile. Pas la peine de se donner du vouvoiement hein, ça ferait un peu hypocrite je trouve.